Le deuxième domaine

Publié le 18 Septembre 2012

 

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Quand, près de Tarnow, le gérant du domaine du comte Potocki dut quitter les lieux, une immense tristesse envahit le village.

Le vieil homme entretenait les jardins du château, veillait sur les ouvriers du verger ou permettait aux plus lettrés d'accéder aux milliers d'ouvrages de la bibliothèque. Chaque famille le connaissait et le respectait.

Un cadre du parti profita bientôt de la réquisition. On fit venir de Varsovie du personnel de maison et les commerces du village continuèrent à prospérer.

C'était pourtant l'époque où une immense tour était édifiée au-dessus de la capitale dévastée, et de nombreux Polonais manquaient pratiquement de tout.

Le responsable local supervisa bientôt aussi le marché noir. Chaque jour, d'obscurs visiteurs multipliaient les allées et venues dans des limousines qui franchissaient à vive allure le second portail qui donnait sur la forêt.

Evel Etsek avait pu s'installer dans une petite maison située à l'angle du rynek. Il offrit bien ses services pour reprendre en main l'atelier de théâtre avec des classiques russes et des auteurs populaires, mais ils appartenaient à un temps que l'on était décidé à oublier. 

Son fils Pavel, qui venait de terminer ses études de médecine, pouvait heureusement lui venir en aide. Sa fille Lieba adhérait pour sa part pleinement aux nouvelles ambitions du pays.

Au mois de décembre, un conflit débuta avec les habitants du campement qui s'était établi à quelques centaines de mètres du village.

Lieba proposa en réunion plénière "de leur permettre de participer à l'écaillage des poissons" sur un site de production de la cote Baltique.

Pavel fustigea son attitude, s'apercevant peu après que son stéthoscope lui avait été dérobé. Qu'était après tout cet outil de travail comparé à la vocation qu'il espérait servir comme Evel les arbres et les livres ?

Ce dernier ne savait que penser, étant devenu l'objet de la vindicte des commerçants et des élus de Tarnow. Il resta évasif, laissant glisser son regard sur les sommets acérés des Tatras. Tous deux s'étaient assis à la terrasse du refuge du lac Morskie Oko et le vieil homme ne pouvait s'empêcher de suivre la conversation à la table voisine.

Non, il n'avait pas déshonoré sa famille en servant des aristocrates comme les Potocki, cria-t-il en lui-même.

D'ailleurs, il aimait la musique qui survivait à l'intérieur des roulottes des Tsiganes, la morale qui se dissimulait dans le silence des pièces excentrées des palais, les vrais résistants qui se reconnaissaient à leur flamme discrète, s'époumona-t-il tout aussi sourdement.

Il s'effondra sur le sol. Pavel le saisit doucement par les épaules avant de tenter en vain de le ranimer.

Lorsqu'on inhuma Evel Etsek, le village entier se déplaça.

Aucun de ses enfants ne put hélas assister aux funérailles : Pavel était retenu par les autorités pour avoir appelé en renfort des syndicalistes de Wieliczka avant même que leurs nouveaux princes projetèrent d'attaquer les migrants ; Lieba avait rompu toute attache hors celles qui la lieraient dorénavant à un jeune architecte de Nowa Huta.

(Librement inspiré des romans d'Isaac Bashevis Singer)

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Rédigé par C. Mazières

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